Prise de son, prise d’émotion
On pense en général que capturer le son aujourd’hui est une banalité, une simple affaire de techniciens, de perchman. Cinéma, télévision, séries TV, reportages, présentateur du JT etc. nous y ont tellement habitué qu’on n’y fait même plus attention sauf quand un micro tombe en panne ou qu’il rentre par erreur dans le champ visible de la caméra. Il s’agit là surtout d’enregistrer ou de transmettre de la parole, des voix humaines, des discours, des dialogues, des interviews. C’est relativement facile.
Pour enregistrer de la musique instrumentale et ou chantée, et la restituer ultérieurement en LP vinyle ou en CD on utilise la même expression, ce qui laisse croire que c’est pareil. Grossière erreur! Enregistrer un concert symphonique ou un récital en stéréo c’est bien autre chose que de capter la voix d’un présentateur d’une émission radio ou TV. C’est plus compliqué.
L’art et la technique
L’aspect technique subsiste bien sûr: choix des microphones, marque, type, placement, nombre, balance… mais il devient assez secondaire par rapport à l’aspect artistique, qui englobe tout, réalise une synthèse. On ne devrait d’ailleurs pas dire « prise de son », mais trouver un autre terme qui exprime davantage l’aspect « captation » au sens d’imprégnation musicale, comme un buvard. Car on ne parle plus seulement de son mais de Musique (avec un grand M).
En plus de l’intelligibilité de la parole, il faut capter le discours musical, son sens, l’émotion qui s’en dégage ainsi que l’intention de l’interprète et bien sûr celle du compositeur. A cela s’ajoute une dimension géométrique. Il faut que la stéréo parvienne à reconstruire une scène sonore large et profonde qui ressemble le plus possible soit à la réalité soit à une réalité autre, artificielle, imaginaire mais crédible, plausible.
NB. La technique du « Decca tree » (3 micros omnidirectionnels fixés sur un support horizontal en T inversé) a été développée au début des années 1950 par Arthur Haddy, Roy Wallace, puis affinée par Kenneth Wilkinson et Stan Goodall. Le Decca tree a été utilisé commercialement à partir de 1954. Le savoir-faire développé alors se retrouve dans les enregistrements Decca et particulièrement ceux signés Kenneth Wilkinson – voir mon billet « Connaissez-vous Wilkie?« A la même époque EMI développait une technique très proche de celle de Decca: « Early recording techniques: The Mid 1960s and Abbey Road«
Quand il s’agit d’un enregistrement en public, live, et qui plus est d’un concerto avec un instrument soliste et un orchestre, le problème se corse encore un peu plus. Le technicien doit devenir lui aussi un musicien et parfois même un musicologue pour assurer le délicat équilibre entre le soliste et l’orchestre… et la salle. Un concerto pour piano et orchestre peut vite devenir une symphonie avec piano, ou au contraire un récital de piano avec accompagnement d’orchestre. Le contresens, la faute de goût, arrive facilement au moindre sur-dosage ou sous-dosage. Un public trop bruyant peut de son côté devenir fort pénalisant. Le concert live, enfin, ne permet pas le droit à l’erreur de l’orchestre, mais il ne l’autorise pas non plus à l’ingénieur du son. Tout le monde travaille « sans filet ».
Depuis, avec l’évolution de la technique, la multiplication des micros et des pistes, les immenses possibilités de mixage que permet le numérique 24/96 on pourrait penser que les choses sont plus faciles. En fait on a de nombreuses prises de son très sophistiquées et… ratées… où l’émotion ne passe pas ou si peu.
La primauté de l’émotion sur la technique
Pour illustrer mon propos j’ai choisi le concerto pour violoncelle en mi mineur op. 85 d’Edward Elgar, dans la version de Jacqueline du Pré/Daniel Barenboim lors du concert en direct donné le 27 Novembre 1970.
Jacqueline du Pré (1945 – 1997) était une violoncelliste exceptionnelle, un prodige, dont la carrière fut un bref éclair car hélas atteinte par la maladie dès 1971. Son enregistrement « Live » de Novembre 1970 du Cello Concerto d’Elgar n’en résonne que davantage, presque comme un chant du cygne.
Cet enregistrement est au plan technique l’exemple même où, plus qu’une simple prise de son, les ingénieurs Robert Gooch et Mike Ross-Trevor ont su capter l’émotion et l’essence même du concert.
On est loin de la hi-fi multi-micros analytique à l’excès où chaque pupitre de l’orchestre est ciselé, mis en lumière, une lumière trop crue, trop vive, chirurgicale, qui fait disparaitre les ombres, atténue les reliefs.
Pour enregistrer un concert en direct avec le public, avec les moyens techniques analogiques de l’époque (années 70) il fallait faire des choix, aller à l’essentiel. C’est le cas ici et la réussite est totale au niveau musical si elle ne l’est pas pour certains grincheux au niveau technique. Le mélomane qui écoute cet enregistrement se fiche totalement de ce qu’on n’a pas (ou qu’on croit ne pas avoir)… on a déjà tellement. Ne boudons pas notre plaisir, ne chipotons pas.
Jacqueline du Pré, Elgar Cello Concerto – ci-dessous avec Daniel Barenboim , mais en 1967 (c’est aussi l’année de leur mariage)
Inégalée !
Dans ce concerto Jacqueline du Pré règne en princesse. Sa technique instrumentale est au niveau des plus grands instrumentistes, Casals, Tortelier, Rostropovitch… Mais cette artiste à marqué à jamais cette œuvre de son empreinte. Elle a pratiquement consacré sa courte vie à ce concerto, elle se l’est accaparé. Personne ne l’y a jamais égalée, ni même approchée. Sa compréhension, sa puissance d’évocation, son allant, son implication la met au dessus de tous.
La charge émotionnelle qu’elle transmet lors du concert de 1970 est stupéfiante, bouleversante. Mais c’est aussi un travail d’équipe. Daniel Barenboim, son époux, met l’orchestre de Philadelphie à son service, quand il faut, ni trop ni trop peu. Le couple est ici en totale connivence, en osmose, fusionnel.
Un pur bonheur pour l’auditeur, chair de poule garantie sur toute bonne chaine hi-fi bien euphonisée! (cf fichiers perso de AA)
Les grincheux renâclent un peu: l’orchestre est compacte, massif, quelque peu relégué au second plan…. Un défaut? Voire. Je pense au contraire que c’est peut-être un choix délibéré des ingénieurs du son: mettre en valeur la violoncelliste et aussi l’orchestre, mais de manière subtile, car les montées orchestrales, avec une masse sombre qui enfle, se gonfle, contribuent davantage ainsi à la tension dramatique. Une image d’orchestre certes moins analytique mais avec plus de sens, plus de dramaturgie. Mais pour le ressentir à plein il faut une bonne chaine hi-fi, musicale, bien peaufinée.
Et le public? trop bruyant? En fait, il reste assez discret, situé sur un autre plan en profondeur, et si on entend quelques toux dans la salle, cela participe de tout concert en live, et ça devrait faire encore « plus vrai » chez vous.
Vive le « Live »
Personnellement j’ai toujours eu un faible pour les enregistrements « live » où les musiciens dégagent souvent plus d’adrénaline qu’en studio! La version antérieure avec Jacqueline du Pré datait de 1965 avec l’Orchestre Symphonique de Londres, sous la direction Sir John Barbirolli, mais elle avait été enregistrée en studio et non en live.
Sir Edward Elgar : Concerto pour violoncelle (composé en 1919) – Variations Enigma – Jacqueline du Pré (cello) Philadelphia Orchestra dir. Daniel Barenboim
collection CBS Masterworks 76529 en Vinyle, LP – 1976
Numérisé en 1999 sous la réf. SK 76529 – ADD 72’54″ (épuisé, remplacé par la réédition sous label SONY SK 60789)
Un CD pour l’île déserte, indispensable dans toute bonne discothèque, unique, irremplaçable, hélas épuisé en CBS (sauf à le trouver d’occasion) mais heureusement réédité par Sony, augmenté des Pomp and Circumstance Marches No. 1 & 4. Version Sony que l’on trouve aussi au téléchargement 16bit/44,1khz chez Qobuz.
Mes conditions d’écoutes: rip NRT, lecture dématérialisée vraie en SARD++, nouveaux filtres eTo (voir billet précédent), optimisation secteur AC 230v et DC 5V DAC par briquettes de charbon de bambou sous intissé avec réflecteur aluminium. Le rip NRT du CD n’est pas à la portée de tous, il peut être remplacé par le téléchargement du fichier wav 16 bit 44,1 kHz de chez Qobuz. Le retraitement SARD du fichier numérique sera identique et permettra dans les deux cas d’en restituer toute l’émotion lors de la lecture dématérialisée vraie. Ma chaine hi-fi est bien sûr euphonisée (voir billet « L’euphonisation, c’est quoi?« ) tant au niveau du contexte aérien que filaire.
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