Elisabeth Schwarzkopf pourfend le CD

Dans une interview accordée au Nouvel Observateur, Elisabeth Schwarzkopf a des mots très durs contre le « son du compact ». C'est la première fois qu'une grande musicienne met aussi nettement en cause le son numérique et ne craint pas de le faire à voix haute ...

«  Je déteste le son CD ... Le compact falsifie tout, les balances, l'ampleur des sons, les tonalités . » Elisabeth Schwarzkopf ne mâche pas ses mots. Son réquisitoire contre le compact et le son numérique est sans appel: « Le son digital rend toutes les voix beaucoup trop claires. Elles deviennent perçantes au point de nous faire mal. » Venant d'une grande artiste que les royalties font vivre, une telle prise de position ne manque pas de courage. D'autres, pensant comme elle, préfèrent se taire... Cependant le courage de dire ce que l'on pense n'est pas nécessairement un gage de vérité, même lorsqu'on s'appelle Elisabeth Schwarzkopf. Il n'en reste pas moins que ses déclarations expriment sans ambiguïté ce que certains discophiles peuvent constater. Elles vont assurément faire du bruit et sont de nature à jeter le trouble dans l'esprit d'un grand nombre de mélomanes qui n'ont pas d'opinions très arrêtées sur la question.

Loin de nous l'idée de nous placer en défenseur des éditeurs, mais il faut admettre que ces propos tenus par l'une des plus grandes chanteuses de ce siècle, sensibilisée mieux qu'aucune autre quant à la qualité du son par son producteur et mari, Walter Legge (qui trouvait naturel qu'on passe plusieurs jours à chercher la meilleure place pour les microphones), risquent en formulant une critique trop abrupte, de faire beaucoup de tort à l' industrie du disque classique, déjà en pleine récession. On ne reviendra pas au vinyle (même s'il laissait au son une présence physique et à son écoute une sensualité que le compact ignore) et le danger pourrait être de mettre sérieusement en difficulté ou même de pousser à la disparition de grands labels qui s'essoufflaient avec le microsillon et que le compact a fait renaître, sans proposer de solution de rechange actuellement exploitable.

En revanche une contestation du compact formulée par quelqu'un d' aussi prestigieux est une excellente chose si elle permet à certains éditeurs de prendre conscience qu'ils sont entraînés, parfois à leur insu, dans une dérive technologique et une cuisine sonore de plus en plus artificielle qui nous éloignent à grands pas de la musique. Globalement les critiques formulées par Mme Schwarzkopf sont souvent vraies, hélas ! mais il faut se méfier des généralisations et surtout des amalgames abusifs. Il y a moyen au jourd'hui de faire des compacts qui ne dénaturent ni le son ni la musique de façon aussi inacceptable qu'elle le déplore. Certains labels le prouvent.

En fait, ce qu'elle met en cause sans le dire explicitement ce sont avant tout les rééditions - à commencer par les siennes (« On ne peut même pas faire la différence entre la voix de Maria Callas et la mienne! »). Mais les rééditions et le compact sont deux choses distinctes . On peut faire de très mauvaises rééditions sans que la petite galette argentée en soit responsable. Trop souvent, il faut bien l'admettre, on ne se contente pas de reprendre le plus fidèlement possible les bandes originales. On veut les «restaurer ». On cherche avec les moyens d'aujourd'hui à les débarrasser de leurs défauts d'époque - de leurs parasites et notamment de leur souffle analogique . Cela se comprend pour les 78 tours ou certaines gravures historiques dont le bruit de fond est élevé.

Malheureusement une majorité de labels applique ce « nettoyage» à tous les enregistrements antérieurs aux années 80. Il est vrai que le souffle est plus mal toléré avec le compact qu'avec le microsillon, comme si, avec le CD , il venait davantage salir la musique ... Cette chasse au souffle est devenue l'une des préoccupations majeures des éditeurs qui prétendent « rajeunir » les enregistrements analogiques. Elle représente, selon nous la première cause de dégradations des originaux, aucun système informatique n'étant capable d'éliminer un bruit de fond continu à large spectre sans appauvrirle signal musical (ce que le cerveau humain, lui, est capable de faire). Dans ce nettoyage , les petits signaux sont les premiers perdus. Or ils contiennent toutes les subtilités de l'expression et de l ' émotion musicales, tout ce qui fait la différence entre un interprète et un automate . . . Si les hommes de marketing imposent cette « javellisation» de la musique, c'est en croyant bien faire leur métier. Ils sont en effet persuadés que sans elle , les rééditions se vendraient difficilement - le silence des enregistrements numériques ayant créé de nouvelles exigences... Leur tort est de ne pas assez écouter la musique et trop les techniciens vantant les miracles des systèmes « No Noise » .

L'autre cause fréquente de dégradation sonore est l'utilisation de convertisseurs analogique/numérique de qualité médiocre pour le codage des bandes. Il est connu que certains d'entre eux, utilisés dans les studios depuis le début de l'ère numérique, sont mauvais et peuvent être à l'origine des duretés dont se plaint Mme Schwarzkopf... Mais encore faut-il faire des comparaisons subjectives pour s'en apercevoir! Dernier problème fondamental: la réédition est-elle faite à partir de la bande originale? Si tel est le cas, il est indispensable que sa lecture soit effectuée sur le magnétophone ayant servi à l'enregistrer ou des modèles de même type parfaitement réglés. Inutile de préciser que ces conditions sont rarement réunies ...

Il faudrait aussi évoquer les corrections de timbre, les réverbérations artificielles ou les compressions de dynamique ajoutées sans vergogne par certaines maisons de production. Il y a, on le voit, cent façons de dénaturer la musicalité et le naturel d'un enregistrement. Mettre ces dénaturations sur le seul compte du compact est simplificateur. La preuve: un même enregistrement connaît parfois plusieurs rééditions qui sonnent très différemment. Seule une enquête précise pour chaque cas permettrait de savoir d'où proviennent les pertes par rapport au son original. En attendant comment ne pas reconnaître que ces altérations sont trop souvent désastreuses pour la musique? Et comment ne pas déplorer avec Elisabeth Schwarzkopf toutes ces manipulations techniques qui, sous le couvert du numérique, vident insidieusement de leur naturel et de leur émotion tant d'interprétations que le microsillon nous fit charnellement aimer. Si certains éditeurs ne réagissent pas, il ne faudra pas s'étonner qu'un nombre grandissant de mélomanes se détournent peu à peu du compact et regrettent leurs bons vieux disques noirs, malgré tous leurs défauts.

J.-M.Piel (source Diapason n°423 - février 1996) .